FAUST
 
 
“LE MYTHE DE FAUST”


ARTICLE

Jacques De Cock
Charlotte Goëtz-Nothomb

© asbl POLE NORD

shapeimage_2_link_0
Il est très étrange, dans l’étude des témoignages sur le personnage de Georges Faust (1480-1540), de constater qu’il est à peu près impossible de distinguer la réalité de la légende. Il existe certes des documents qui attestent de l’existence réelle du personnage : lettres d’érudits de son temps, extraits de registres d’universités, d’archives municipales, etc. Mais la plupart des témoignages, tout en reprenant des épisodes concrets qui se recoupent et concordent, passent immédiatement à la légende. Voilà donc un homme qui n’a pas attendu la mort pour être auréolé d’une célébrité mystérieuse, pour être transformé en mythe. Bien avant le terme de son existence, la tradition orale s’empare de Faust, l’arrache à la fin atroce que lui destinait son diable, Méphistophélès, et le transforme en mythe.

Quelque vingt ans après sa mort paraît une première mouture de l’histoire de cet homme qui aurait fait un pacte avec le diable, accompli mille prodiges grâce à celui-ci puis aurait disparu lamentablement au terme de leur contrat. Formalisée peu avant 1587, la légende est éditée pour la première fois chez l’éditeur protestant Spiess à Francfort. Elle devient rapidement et reste un succès de librairie. 

Mise en scEne 

Vers 1590, le dramaturge anglais Christopher Marlowe (1564-1593) en tire un drame qui sera à la base de toutes les adaptations ultérieures sur les planches ou dans l’univers des marionnettes. Faust devient même un personnage central du répertoire des marionnettes et garde ce statut jusqu’à nos jours. C’est essentiellement par leur intermédiaire que cette légende, déjouant la censure, s’assure un large soutien populaire.
Le Faust historique qui, comme le médecin, mathématicien, économiste et astronome Nicolas Copernic, a fait des études à Cracovie, se heurte à la méfiance des intellectuels, clercs et lettrés. Faust doit sans doute sa popularité au fait qu’il est resté, sa vie durant, un personnage itinérant, vivant de «tours et prodiges», mélanges de science et de spectacle, exécutés sur la place publique, alors que ses pairs se sont, le plus souvent, fixés au service des cours et ont réservé la démonstration de leurs talents et connaissances à l’aristocratie et à la bourgeoisie naissante. La plupart des lettrés gardent donc le silence sur Georges Faust, tout en ne parvenant pas à dissimuler son extraordinaire succès. Ils voient en lui un rival qu’ils cherchent à nier, voire à salir. Ils le traitent plus en charlatan qu’en philosophe ! Ils lui reprochent fondamentalement d’avoir fait participer le peuple et d’avoir adopté, vis-à-vis du clergé et des autorités, une attitude de provocation.

Quant au Faust du drame, il révèle les mêmes accents populaires. 
A Faust et à Méphisto est d’ailleurs associé un troisième personnage, issu du peuple, qui, lui aussi, fait un pacte avec le diable mais s’en tirera bien mieux que son maître, car il n’en a pas les remords. Qu’il ait pour nom Hans Wurst, Kasperle, Guignol ou Punch, il représente le paysan détaché de la glèbe par le monde moderne en gestation. Sa part dans le drame n’est pas seulement de nous distraire, comme peuvent le faire croire les scènes essentiellement drôles auxquelles il est mêlé. Il tient un rôle central et Faust a donc plusieurs interlocuteurs à son image, le diable et Hans Wurst.

L’importance du mythe de Faust tient certes au contexte historique dans lequel il est né : tous ces bouleversements qui accompagnent ce passage à la société dite «moderne», mais Faust ne serait pas devenu un mythe, s’il ne possédait, comme Œdipe, un élément essentiel qui nous parle au plus profond de nous-mêmes. Par ses facéties, ses multiples prodiges, les défis qu’il lance, l’audace qu’il déploie, Faust s’appuie sur un sentiment de toute-puissance ancré en chacun de nous. Ce sentiment, dont Freud analyse l’existence chez le petit enfant, s’étaye sur son contraire, à savoir le caractère très démuni de l’homme à sa naissance, sa faiblesse fondamentale qui l’amène à compenser par une capacité d’investigation, par le langage, le symbole, l’imaginaire. Et qui, dialectiquement, amène aussi au développement de la vie sociale avec toutes ses contraintes et ses possibilités.

De ce point de vue, Faust serait une survivance, chez l’homme moderne, de l’insouciance, de la liberté de l’homme primitif et de l’enfant, la résurgence de ce désir de réalisation, refoulé par les exigences civilisatrices. La catastrophe finale insisterait ainsi sur cette contradiction entre nos désirs et nos possibilités de dépassement, de réflexivité très développées et les restrictions imposées par la société. 

Moderne, si moderne… 

Faust est ainsi posé au centre du drame de l’homme moderne, de son rapport à l’histoire. Par l’exaltation de sa puissance, il perd son identité. Voilà ce qu’exprime cette légende, et elle a raison : Faust est bien à la charnière entre les communautés d’antan et les menaçantes dissolutions sociales modernes.
Car la communauté antérieure protégeait les individus, alors que dans le monde moderne qui ne trouve son unité que dans l’argent et la concurrence, l’homme est largué. 
Le Faust du mythe est irrémédiablement damné et tous ceux qui, par la suite, tenteront de le «racheter» se mettront à rebours de la légende primitive. Pareils à Faust, nous sommes irrémédiablement perdus, au sens où il est vain, malgré notre nostalgie permanente d’un retour vers la nature et les communautés d’autrefois, d’essayer de restaurer cette identité. Comme Faust, l’homme moderne finit «éclaté». A moins que…

Si le rôle du mythe est bien de ramener l’homme vers un sentiment de faiblesse et de dépendance, faut-il pour autant le prendre au mot et s’en tenir au rappel de cette faiblesse comme étant sa réalité établie une fois pour toutes. La leçon du mythe de Faust est déconcertante, car il indique en même temps que l’homme n’est pas seulement ce qu’il est, mais ce qu’il «devient». En perpétuel dépassement, il sort de son être. Mais plutôt que de se chercher dans ce mouvement, dans ce qui est son «histoire», il regarde encore et toujours en arrière, courant après une identité perdue.
Si Faust est, pour nous, un personnage aussi attachant, ce ne sera donc pas tant parce qu’il prônerait le retour à cette liberté primitive, la libération de toutes les entraves, mais parce qu’il est audacieux, qu’il se pose comme un chercheur, provocateur certes, mais innovateur aussi. 

Ne signe-t-il pas son pacte : expert ès éléments, docteur ès matières spirituelles, tout un programme ! 

D'un faust A l'autre 

Mais revenons à l’évolution du mythe. Le romantisme nous fournit une autre image de Faust. La différence centrale entre le Faust du départ et le Faust romantique tient au fait que ce dernier n’est plus d’abord un personnage populaire qui vit de démonstrations publiques, mais un «individu». Si la révolte gronde encore en lui, c’est une révolte purement intérieure. Son pacte avec Méphisto doit lui redonner la jeunesse, lui permettre de vivre enfin ! 
La tragédie le met en scène, vieillard désabusé, revenu de toutes les connaissances, pour lequel la réalité doit se situer au-delà de nos prétentions. Si le fondement de l’école romantique vient d’une révolte profonde face au monde, elle se transforme néanmoins peu à peu en un nouveau classicisme, la recherche d’une sagesse  exaltant résignation et mélancolie. Aussi certains émettent-ils des réserves à classer Goethe parmi les Romantiques. Werther avait mené Goethe au suicide, Faust le ramène à la sagesse. Le Faust de Goethe rachète ses prétentions originelles en vivant près de la nature, en appréciant les charmes d’une simple paysanne, en se mettant au service de la communauté. C’est un révolté assagi qui se plie devant les choses telles qu’elles existent.

La force nouvelle que recélait l’apparition de grandes personnalités comme aussi Don Juan, Carmen, Don Quichotte…, plutôt que de s’ouvrir sur une responsabilité collective, se retrouve éteinte dans le personnage romantique, tourmenté par ses pulsions intérieures qu’il sent opposées à la société. 

Suivant en cela la tradition chrétienne du Miracle de Théophile, reprise par Pedro Calderon dans son Magicien prodigieux, le Faust de Goethe sera sauvé, non pas par la Vierge Marie, mais par la toute jeune Marguerite, nouvelle image privilégiée de la virginité. Image en retour de l’impuissance de l’homme dans ce XIXe siècle marqué, après l’échec de la Révolution française, par les imbroglios diplomatiques de la réaction et les parodies révolutionnaires de 1830 et 1848.
Le néo-classicisme de Goethe sauve un temps encore la façade, mais sans pouvoir entièrement masquer un désespoir profond. Il offre un tel amalgame de grandeur et de néant que Faust apparaît, à maints égards, comme l’œuvre centrale du siècle et maintiendra ce statut jusqu’à la guerre 1914-18. Aucun littérateur ne s’estimera digne de ce titre sans avoir, lui aussi, écrit son Faust. D’où la profusion de textes en toutes langues sur le thème.

Cette prolifération conduira à l’oubli de la légende primitive, puis à sa redécouverte. 
Son oubli en ce sens que le drame romantique de l’homme vieillissant se surimpose à l’image d’un Faust jeune, partant à la conquête du monde. Son oubli, plus subtil encore, dans la mesure où Faust lui-même disparaît, au profit du personnage de Marguerite.
Sa redécouverte dans l’histoire. La légende primitive est rééditée à titre de document d’histoire littéraire. Le personnage historique est rappelé à travers les images qui ont circulé à son sujet, comme celle d’un Faust, inventeur de l’imprimerie, d’un Faust, rival des moines… En même temps qu’elle disparaît de la mémoire sociale, la légende devient objet de musée.

Le héros de la légende primitive était populaire ; derrière lui, on entrevoyait des masses actives intervenant dans l’histoire. Le héros romantique, c’est l’individu seul, face à son destin. Il trouve encore une solution de façade au début du XIXe siècle, mais l’expression profonde et qui va en s’accentuant est celle de la solitude face au Néant. C’est le sens que prend le mythe chez Friedrich Nietzsche et plus tard chez un théoricien comme Oswald Spengler. Mais c’est aussi la voie que suit Faust dans le monde littéraire. Cette voie passe par de grandes fresques sur la vacuité du monde et la vanité de l’action humaine : Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine; Auguste Villiers de l’Isle-Adam, Axel ; Imre Madach, La tragédie de l’homme. Nous n’avons plus une légende de Faust, mais 1001 Faust : Mon Faust, Notre Faust, Votre Faust… 

La légende se perd. Et pourtant, le mythe reste extraordinairement vivace. Aujourd’hui, il survit sous la forme du mythe de la corruption du monde par l’action de l’homme.
Comment s’étonner alors qu’une des figures les plus mythiques du XXe siècle soit précisément celle d’un savant : Albert Einstein ? 
On peut affirmer sans risque d’erreur que ses travaux scientifiques sont pour peu de chose dans cette popularité tout à fait étonnante qui fut la sienne dès les années 1920. Comme Faust, Einstein est passé à la légende de son vivant. Tout lecteur qui lit attentivement une bonne biographie du savant verra combien lui-même se trouve dépassé par cette popularité et quelle peine il éprouve à en contrôler le contenu. C’est que, sans le vouloir du tout, il est devenu le symbole de la crise de la science et de la nouvelle «révolution scientifique», l’apôtre de la relativité universelle. Par elle, ce n’est plus seulement l’homme qui doute du monde, mais c’est le doute qui est placé au centre de la réalité, qui devient le fondement de toutes choses. Et ce sentiment se trouvera renforcé par cet aboutissement des recherches de la physique moderne : l’utilisation de l’énergie nucléaire. 
L’homme possède la capacité de détruire la planète, il peut mettre en œuvre des forces sans aucune commune mesure avec les moyens déployés par ses ancêtres dans la domestication de la nature.

Einstein a fort peu à voir dans la mise au point de l’arme nucléaire. Il a fixé le principe de la transformation de la matière en énergie dans sa célèbre formule E=MC2. Aussi pouvait-on s’attendre à ce que d’aucuns tentent de mettre ce principe en œuvre à des fins pratiques. Ce n’est pas la réalité du scientifique Einstein, mais l’aura de légende qui l’entourait qui en fit parler comme du père de la bombe atomique. 
L’histoire de l’individu Faust s’est perdue dans les dédales du surhomme nietzschéen. Le véritable destin de Faust au XXe siècle est de représenter l’histoire de l’humanité tout entière. Celle-ci aurait déclenché des forces qu’elle ne peut contrôler et provoquerait ainsi son propre éclatement. Le mythe de Faust aujourd’hui est le mythe d’une humanité qui serait le sujet de sa propre destruction.

Par son action, Faust voulait étendre aux masses les qualités développées par les grandes individualités de son temps. Ce faisant, il s’attire les foudres des élites et se voit progressivement réduit au drame de l’individu.
 
LA VERITABLE QUESTION, CELLE DE LA TRANSCENDANCE HUMAINE, POSEE PAR SON HISTOIRE, MERITE TOUJOURS UNE REPONSE.