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«TROP BELLE POUR EUX !» Les historiens ont trompé la Révolution


par Jacques De Cock et Charlotte Goëtz-Nothomb


Article publié dans le MAD du Journal Le Soir (Belgique), le 13 juillet 1989


Autour de l’impérissable objet d’amour qu’est la Révolution française, les prétendants historiens se bousculent. Blousons dorés ou blasons redorés, look d’enfer ou dégaine rétro, voix en sourdine ou le verbe haut, le Paon-théon intellectuel fait la roue pour circonvenir la belle. Mais elle résiste, méfiante, devant ces vagues d’égards et ces coups de gueule. C’est qu’en deux siècles, elle a appris que ses grands hommes flirtaient souvent avec une autre.

Déjà la première génération studieuse, celle des Thiers, Mignet et autres Carlyle – celle de Tocqueville ensuite – ne s’y intéressait que comme mère porteuse de l’idéologie libérale, leur véritable maîtresse. La cuvée fantastique des «quarante-huitards», Michelet et Louis Blanc en tête, glissaient sous sa couverture, dans une France monarchique et impériale, leur républicanisme mystique et leur socialisme romantique. Et à la fin du XIXe siècle, les Taine, les Cochin, ne s'accrochaient à ses basques que pour couper ses ailes politiques et la dévouer au lit de Procuste d’une révolution industrielle.

Leurre de l’objectivité
Le grand public aimerait tellement qu’on lui conseille un bon livre sur la Révolution française. Pour sincère qu’elle soit, cette requête est aussi naïve que de demander une recette pour l’amour ou une clé des songes. Elle entretiendra l’aura d’objectivité dont on entoure les «spécialistes» et cette distance qui, aujourd’hui encore, justifie la sentence de Sénèque : «Quand les savants paraissent, les hommes de bien disparaissent». Or, nos princes savants, embrassant plus leur propre cause que la belle, ne font pas cesser l’envoûtement. Leurs travaux, si éminents soient-ils, si pointues leurs recherches, restent toujours guidés par des préoccupations d’actualité, plus politiques qu’historiques.

De Bastille à République
Dans le double drame de la guerre franco-allemande de 1870 et de la Commune de Paris, s’enracine la première grande version officielle de la Révolution française. L’empire s’est effondré. Comment les Versaillais vont-ils s’y prendre pour rétablir une cohésion ? Des années durant, le régime reste indéterminé, soudé seulement par l’armée. Mais un recours n’est pas une légitimité. Au milieu de débats passionnés, souvent houleux, l’idéologie républicaine émerge et prend vigueur sur la scène politique. En 1880, le grand monument de la République l’inscrit au cœur de Paris et la première «Fête du 14 juillet» célèbre… la Fédération de 1790 et non l’insurrection de la prise de la Bastille !  
Toute l’épopée est réintégrée dans d’impressionnantes festivités : exposition universelle, construction de la Tour Eiffel… Le centenaire voit la mise sur orbite de travaux historiques fondamentaux. Les archives révolutionnaires sortent de l’oubli, l’édition des grands documents prend forme : débats parlementaires, actes de la Commune de Paris, séances de la société des Jacobins, actes du Comité de salut public, correspondances des représentants en mission.

L’expression la plus transparente de cette volonté d’établir le nouveau consensus est l’Histoire politique de la Révolution française d’Alphonse Aulard, orchestrée autour de la lente maturation, pendant la révolution, de l’idée républicaine, dont on cherche précisément à imprégner la société entre 1870 et 1880. La préoccupation des fondateurs de la IIIe République est d’exorciser les vilenies de l’Ancien régime comme les excès du Nouveau. Dans cette perspective, Ernest Lavisse propage dans tout l’enseignement public l’évangile laïque et républicain et sa procession de héros positifs. Celui dont la mémoire satisfait le plus grand nombre, et qu’Aulard va consacrer, est Georges Danton. Tantôt ténor, tantôt victime et surtout Don Quichotte de la défense nationale, il aura sa statue à l’Odéon. Dans le même temps, Marceau et Carnot entrent au Panthéon et, le 5 mai 1889, dans la galerie des glaces de Versailles, Sadi Carnot, le petit-fils, pourra affirmer que l’heureuse république est bâtie sur le terrain des assemblées constituante, législative et conventionnelle, «ces relais sur la route du progrès». En 1891, l’histoire de la Révolution française monte en chaire à la Sorbonne et Alphonse Aulard, le premier titulaire de ce poste convoité, continuera jusqu’à sa mort à diriger la revue que la société d’histoire a baptisée en toute unanimité La Révolution française.

Danton ou Robespierre ?
Avec les dernières années du siècle et la montée du socialisme, le décor change, les acteurs aussi. Peu connu pour son travail d’historien, Jean Jaurès nous livre pourtant un ouvrage d’une grande érudition. Son Histoire socialiste de la Révolution française est une somme. Une somme… et un produit, celui de la liaison de l’histoire de la Révolution et du mouvement ouvrier en expansion. L’objectif, cette fois, est d’inscrire les grands ancêtres dans l’arbre généalogique de la bataille socialiste. Ce travail-charnière exercera une influence durable sur l’élève d’Aulard, Albert Mathiez. Ici encore, la situation immédiate va peser de tout son poids. Le parti radical, porté au pouvoir en 1902 et en 1906, est touché par la corruption. L’étoile de Danton pâlit. En revalorisant Robespierre, l’Incorruptible, Albert Mathiez va piquer la curiosité du public. Combien de ses lecteurs ne se sont-ils pas identifiés à l’enfant d’Arras ou à l’archange Saint-Just ? La guerre renforce le parti pris. Mathiez entreprend de montrer la complicité de Danton avec l’Etranger et l’inculpe de «défaitisme». En rupture avec Aulard depuis 1907, Mathiez dont l’œuvre reste une référence pour tous les chercheurs, suscite un courant antagonique autour de la Société d’études robespierristes et des Annales historiques de la Révolution française. Alors, radicaux ou socialistes, Aulard ou Mathiez, Danton ou Robespierre ?

Allonsanfa’n
Un peloton serré d’historiens socialistes, membres ou sympathisants du parti communiste a investi la Sorbonne. La chaire se transmet de Mathiez à Lefebvre, puis à Soboul, plus tard à Vovelle. Le cent cinquantenaire voit l’apothéose de l’idéologie du front populaire. Intellectuels et historiens commandent au cinéaste Jean Renoir un film à grande portée sociale La Marseillaise, supervisé par Albert Soboul. Fait exceptionnel dans l’histoire du cinéma, le film sera réalisé par souscription populaire. Le thème choisi est La Prise des Tuileries, le 10 août 1792, due au large front des masses, élan généreux et national qui a raison de l’aveugle réaction. Peut-on être plus explicite ?

Dans la version de la «vulgate marxiste», ou soi-disant telle, 1793 ne tourne pas le dos à 1789. L’histoire de la révolution est celle d’une double révolution. Une première étape met en selle la bourgeoisie qui s’est développée au XVIIIe siècle à travers le mouvement des Lumières et son enrichissement ; une seconde tente le passage vers le socialisme. Cette théorie de la «double révolution» est vraiment propice à justifier tous les retournements d’alliances avec et contre la droite, pour ou contre la guerre.
Autant de bonnes raisons d’être «encore robespierristes». Encore ? C’est que les places sont chères sur le marché idéologique. On nous propose désormais un prêt-à-porter révolutionnaire made hors Sorbonne, plus conforme à la modernité des années 1970.

No future
Finie la perspective de la Révolution française comme le point de départ de l’époque contemporaine. Finie aussi la Révolution française comme modèle à l’échelle mondiale. La révolution est terminée ! Le leadership du nouveau courant revient à François Furet qui fait connaître les travaux des anglo-saxons Cobban, Doyle, Sutherland et les inscrit dans les courants de la «nouvelle histoire». Enfin l’objectivité ? On pourrait le croire à entendre ces nouveaux historiens promouvoir l’étude de la complexité, loin des sentiers battus, en maintenant toute la distance nécessaire par rapport à l’objet étudié. Mais une révolution qu’on inscrit dans les mécanismes pluriels de l’histoire internationale, qu’on associe aux structures d’Ancien régime, qu’on perd dans les dédales de l’histoire locale, les conflits de groupes, le maniement de l’opinion et le jeu des institutions, ne traduit-elle pas avec précision cette «politique» qui nous écarte aujourd’hui de toute politique ?

Conservateur? Furet a le vent en poupe parce qu’il pousse à réexaminer les schémas stéréotypés de la Sorbonne. Novateur ? Ses références nous ramènent à Taine, Tocqueville et Cochin, porte-paroles de la droite classique au XIXe siècle. 
Alternance ! Si les uns célèbrent d’autant plus la liberté que nous sommes esclaves, les autres semblent d’autant plus objectifs qu’ils sont partiaux, d’autant plus dégagés des idéologies qu’ils y sont immergés.

À Paris, une affiche fait un tabac. Un représentant du peuple est à la tribune. En haut, on lit : «La dictature, c’est ferme ta gueule !», en bas : «La démocratie, c’est cause toujours !» George Orwell a dû choisir une bien lointaine fiction pour nous dire que l’histoire doit être réécrite de plus en plus vite afin que nous n’en trouvions pas la vérité au bout de notre nez.


L’impossible grand (d)ébat

Entre l’œcuménisme centripète de Michel Vovelle et la nébuleuse centrifuge de François Furet, au milieu des centaines de biographies, guides pratiques, images d’Epinal, gros plans, TV bâclées et foires tricoloresques, le Bicentenaire s’est traîné. Vovelle ou Furet, Vovelle et Furet, gauche ou droite, gauche et droite, gauche-droite, gauche-droite, une deux, une deux.

Le Bicentenaire marchait droit. Et si de la salle du Jeu de paume, le président français évoquait les horreurs de Pékin, c’est pour faire le serment solennel que jamais, sous la Ve République, un président n’irait chercher les chars ! Nous ne sommes plus en 1968, que diantre ! Nous ne sommes pas à Pékin ! Nous sommes en 1989. Nous ne sommes plus en 89… Stop !


Derrière la façade des débats médiatiques, les historiens sont en réalité sur la même longueur d’onde : leurs révolutions changent de couleur avec la couleur du temps. Ils interprètent la Révolution en fonction du monde dans lequel ils vivent. Et depuis 200 ans, la grande question est de savoir en quoi la Révolution française a construit leur présent. Démarche bien éloignée de celle des hommes de 1789 pour qui il s’agissait de le bouleverser !


Comment aménager le présent ?

Louis XVI se résolut un jour à poser cette question à la nation.

Mais celle-ci l’écarta résolument. La Révolution était commencée !