La vie est devenue intenable. Les approvisionnements sont détournés,
les ateliers sont déserts, les finances ruinées. Et la France, partout, connaît la peur. Elle craint toutes ces ombres, les troupes massées autour de Paris, les complots d’une cour aux abois. Comme un enfant affaibli et surexcité, elle a aussi peur de son ombre. Les paysans s’en prennent aux châteaux, aux demeures seigneuriales, ils brûlent tous ces papiers qui consacrent leur servitude.
Le feu écarte les ombres. En août…
En août, tous les privilèges sont abolis !
La grande Charte de l’Humanité est proclamée.
C’est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen !
Maintenant s’achève la grande œuvre de la Révolution !
La Révolution est terminée !
Comment n’as-tu pas compris que les mots aussi font partie d’un combat qui s’engage à peine ?
Ces mots-ci ne sont que des mots-fantoches, des mots-hochets, qu’on agite
devant toi pour te calmer, pour te distraire.
En réalité, l’Assemblée piétine, elle se perd en discussions stériles.
Partout, dans les comités, les hommes, nourris des maximes de la Robe et de la Cour prennent le dessus.
En octobre pourtant, la machine politique assoupie se réveille par une
violente secousse. Les femmes, cette fois, trois mille, huit mille,
dix mille femmes prennent les canons et marchent sur Versailles.
«Le Roi, disent-elles, est mal entouré, mal conseillé.
Allons le délivrer et ramenons-le à Paris au milieu de son peuple.»
A Versailles ! A Versailles !
Cette fois, le Roi est au milieu de son peuple.
Les Etats réconciliés sont prêts à bâtir le bonheur commun.
Marquises et artisans, officiers et paysannes, l’évêque et la blanchisseuse charrient les brouettes et aménagent l’Autel de la Patrie.
L’allégresse culmine pour l’anniversaire du 14 juillet,
célébré au Champ-de- Mars.
Défilé, hymnes, danses, feu d’artifice, brioche et vin à volonté !
La Fayette, le héros des Deux Mondes, caracole sur son cheval blanc et fait rêver tous les enfants de France.
Cette Fête de la Fédération est bien le triomphe final de la Révolution !
La Révolution est terminée !
Malheureux Ami du Peuple !
Pour l’heure, ton, peuple ébloui, ton peuple aveuglé te laisse désespérément seul.
Et c’est en vain que tu l’avertis sans cesse :
«C’est un beau rêve», «On nous endort, prenons-y garde !», «L’affreux réveil»…
Le 31 août 1790, les troupes du marquis de La Fayette, sous les ordres de Bouillé, son beau-frère, ouvrent le feu sur le régiment des Suisses de Châteauvieux, ceux-là mêmes qui, le 14 juillet, aux Invalides, avaient refusé de tirer sur le peuple.
Le Roi soutient, l’Assemblée est dupe.
C’est l’apogée d’un véritable régime militaire, institué sous des dehors de liberté.
Mais alors, le chemin parcouru depuis 89 a donc été vain ? Cette question, brusquement, surgit dans tous les esprits, agite tous les esprits.
Peuple hardi mais naïf, quand t’éveilleras-tu ?
Tu fêtes la Liberté, tu la chantes, tu la danses…
Le Roi la restaure, La Fayette la maintient, l’Assemblée la garantit.
Mais quand ils célèbrent la liberté, maudissent le despotisme, c’est pour mieux
te faire oublier ce qui risque vraiment de changer le cours des choses:
ton intervention décisive dans le jeu politique et l’essor historique qu’elle annonce. Et à peine as-tu soupçonné ceci qu’un nouveau piège, tout aussi subtil, t’est tendu.
Dès la fin de l’année 1790, divers préparatifs annoncent un départ du Roi.
A Pâques suivantes, le peuple empêche le souverain de gagner Saint-Cloud.
Et le 21 juin 1791, quand la famille royale prend de nuit la route des
Pays-Bas autrichiens, la méfiance est sur toutes les routes.
La vigilance aussi.
Le Roi, déguisé en bourgeois, est arrêté à Varennes en Argonne et
reconduit à Paris, en vaincu.
On dit : Un Roi vaincu n’est plus un Roi.
L’Assemblée dit : Le Roi n’est pas responsable, il a été enlevé.
On dit : Le Roi doit être destitué ! Dans Paris circulent des pétitions.
«Le 17 juillet 1791, nous, Cordeliers, dont l’influence va grandissante, décidons qu’on signera sur l’Autel de la Patrie, au Champ de Mars.»
La Fayette tente un ultime coup de force et fait ouvrir le feu sur la foule désarmée. Se dirige-t-on droit vers la guerre civile ?
Louis XVI… le Roi, renonce à son veto.
Il approuve les décisions de l’Assemblée et adopte la Constitution.
La France, dotée d’une Constitution libre, va maintenant pouvoir apporter au monde entier son message d’espérance.
Sa Majesté prononce un grand discours :
«Le terme de la Révolution est arrivé. Que la Nation reprenne son heureux caractère !»
La Révolution est terminée !
Avril 1792. Le Roi lui-même déclare la guerre à son beau-frère autrichien.
L’Assemblée certifie que la France n’est animée d’aucun désir de conquête.
«Je t’en prie, je t’en conjure, peuple bien-aimé, ne te laisse pas duper
comme un enfant.
Dans les circonstances présentes, toute guerre est une véritable
catastrophe pour la Révolution.
Elle ne sera qu’un tissu de trahisons. Le véritable ennemi est à l’intérieur.
Ne vois-tu pas qu’il cherche à amener à Paris des troupes étrangères ?»
En 1792, Marat, l’Ami du Peuple, acquiert une réputation de devin.
Plusieurs fois déjà, sa parole avait été prémonitoire. Voilà que peu de
temps après ce nouvel avertissement, les puissances alliées, sous la
signature du duc de Brunswick, menacent solennellement la France :
«Qu’on touche au Roi, et il en coûtera !»
Dans six semaines, Prussiens et Autrichiens seront à Paris.
Devant l’imminence du danger, on proclame «La Patrie en danger» et de
toutes parts affluent les volontaires. Mais cette fois, la complicité de la
Cour avec l’Etranger ne fait plus de doute et avant de se porter aux
frontières, le 10 août 1792, le peuple prend d’assaut les Tuileries.
«Corps et âme, je me suis livré au peuple. M’accusera-t-on de folie ou de naïveté ?
Sans lui, nul mouvement, nul espoir ! Avec lui, tant d’angoisses et de tourments !
Peuple enfant, tantôt tu accordes ta confiance sans discernement,
tantôt tu t’élances sans mesure.
Tu t’éveilles encore si tard et tu t’endors déjà si tôt… »