DE VIENNE
LA PSYCHANALYSE
Exposé
L’élaboration secondaire
Pour aborder la deuxième partie de mon sujet, l’élaboration secondaire, je vais vous faire part d’un autre rêve. Cet été, une de mes amies m’a raconté un rêve que sa propre fille lui avait raconté quelques jours auparavant.
Cette jeune fille a treize ans et la veille, précise sa maman, elle était particulièrement en forme et ravissante, et elle s’était essayée à séduire ses cousins de passage.
Que dit-elle de son rêve ? «Je me promène dans le parc avec mes roller-skates et ma jupette rose. Je croise une vieille dame rabougrie qui brandit un crucifix et me dit: Arrière, Satan !».
Nous ne connaissons pas les associations que la jeune fille a pu faire à propos de son rêve, nous ne pouvons donc pas entrer dans une interprétation à proprement parler.
Mais nous pouvons signaler plusieurs choses.
La maman rapporte que sa fille lui a tout de même posé une question: «Pourquoi ai-je vu cette vieille femme porteuse d’un crucifix, alors que je n’ai pas d’éducation religieuse ?».
Elle s’était aussi rendu compte d’un lien entre sa journée de la veille et ce rêve d’interdiction.
Ce que Freud appelle élaboration secondaire concerne des rêves qui ont, pour ainsi dire, déjà été interprétés dans le rêve avant d’être interprétés au réveil. Cette activité libre de toute contrainte porte la trace d’un autre travail, d’une activité psychique inconsciente qui cherche à résoudre les problèmes qui sont présentés à notre vie mentale.
Il convient aussi de rappeler que le rêve est fait pour celle ou celui à qui il est raconté (quand il est raconté). Ici, c’est à la maman qu’il s’adresse, façon élégante, entre autres, de lui envoyer une bonne pique en la transformant en vieille femme rabougrie ! …
Et le tout a sans doute permis à cette jeune personne, après métabolisation, de s’élancer sur ses roller-skates vers de nouvelles «expériences», ce mot étant pris au sens fort de l’anglais avec une idée de croissance psychique.
Résumons le travail du rêve: un désir est présent dans l’inconscient, il se lie aux impressions diurnes pour former les pensées du rêve. Un travail de déformation qui utilise la condensation, le déplacement… traduit en images visuelles ce désir qui réapparaît déformé, échappant ainsi à la censure.
Vous voyez ici se dessiner ce que Freud appelle l’appareil psychique avec ses trois lieux:
le conscient, le préconscient et l’inconscient.
La censure se situe entre l’inconscient et le préconscient qui métabolise les impulsions venant de l’inconscient avant de les laisser passer dans la conscience.
Freud met en évidence l’existence d’une «réalité psychique» autonome et souligne l’importance de l’inconscient en chacun de nous:
«Les activités de pensée les plus compliquées peuvent se produire sans que la conscience y prenne part.»
«L’inconscient nous est aussi inconnu que la réalité du monde extérieur et la conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur.»
«La réalité psychique est une forme d’existence particulière qu’il ne faut pas confondre avec la réalité matérielle.»
Conception du psychisme qui a bouleversé et bouleverse encore, quand on en mesure pour la première fois la portée, blessure narcissique incontestable.
On a pu critiquer Freud pour sa conception de l’interprétation des rêves, mais force est de constater que les psychanalystes ont, à son égard, une attitude, une demande comme celle que l’on peut avoir vis-à-vis d’un parent idéalisé et qui consiste, soit à ne pas supporter qu’on y change une virgule, soit à le critiquer de ne pas avoir tout compris.
Je vous emmène un moment de l’autre côté de la Manche, du côté de Mélanie Klein (1882-1960), de Wilfred Bion (1897-1979) et de Donald Woods Winnicott (1896-1971), dont les apports sont pour moi indissociables des conceptions freudiennes du rêve.
Mélanie Klein par son apport sur l’expérience émotionnelle dans le rêve, la place qu’elle donne aux affects et à la souffrance psychique, Bion pour ses recherches sur le développement de la pensée et Winnicott pour la place qu’il donne à la relation d’objet.
Tout ceci est évidemment schématique, je ne peux, en un exposé, qu’ouvrir des portes sans avoir la prétention de faire le tour de ces conceptualisations en constante évolution.
Pour comprendre le travail psychique que nous sommes amenés à faire, permettez-moi d’évoquer encore un cas concret:
Il y a quelques années, un patient éprouve des difficultés lors de réunions de travail qu’il doit diriger. Après une réunion particulièrement difficile, il fait deux rêves la même nuit:
«Je suis dans la réunion avec mes collaborateurs. Il y a dans le coin de la pièce un bébé dans un relax, qui pleure. Il dérange tout le monde. Je demande de le faire sortir.»
«Je sors dans la rue. Par la porte de mon bureau, mais j’arrive dans la rue de mon enfance. Une femme passe tirant un chariot plein de baguettes ; une des baguettes tombe, et je m’aperçois qu’elle n’est pas cuite et toute molle.»
Ces deux rêves, comme celui de la jeune fille, illustrent bien ce travail psychique nécessaire pour métaboliser l’impact des «petites choses» de la vie sur notre monde interne, où, comme dirait Freud, «l’enfant vit toujours en nous». Cette réunion difficile a réveillé chez ce patient une blessure ancienne qui se manifeste à deux degrés: l’angoisse d’un bébé mis à l’écart et une angoisse de castration, dans le deuxième rêve. Bien sûr, ce travail s’accomplit le plus souvent silencieusement et nous n’en sommes pas ou peu conscients. Comme exemples, j’ai choisi des rêves déclenchés par des événements bien présents dans la réalité, mais le même travail peut aussi être déclenché par un processus interne inconscient. Ce mouvement psychique quotidien s’insère dans un travail plus long, plus ample, qui couvre les grandes étapes de notre vie.
Pour citer les plus importantes: les angoisses de la première année d’une vie d’enfant, l’élaboration de l’Œdipe et l’angoisse de castration, les remaniements profonds des adolescents face au déferlement pulsionnel et à la séparation d’avec les parents, l’entrée dans la vie adulte et enfin l’affrontement de la réalité de la mort.
Le rêve, le travail du rêve permet de penser et d’intégrer ces expériences de vie qui, pensées au sens de Bion, trouvent leur source dans nos émotions, notre activité mentale ayant pour fonction de les transformer en quelque chose qui deviendra une pensée.
Il y a quelques années, un de mes patients a perdu brutalement quelqu’un de proche.
Suite à cela, il fait, à quelques mois d’intervalle, quatre rêves qui illustrent les étapes du travail de deuil:
Le premier «La dépression»: Tout est froid, blanc, il est immobile, tout raide, frigorifié et tout pâle.
Le second «Le deuil»: Il est dans une pièce drapée de noir, il est seul et il pleure.
Le troisième «Les reproches»: Il se trouve avec la personne qu’il a perdue. Elle lui fait des reproches: pourquoi m’as-tu abandonnée ?
Le quatrième: «Les retrouvailles»: Il est à nouveau avec elle. Ils sont à un repas, ils sont bien ensemble et joyeux.
Nous pouvons faire à la conception du travail du rêve chez Freud la critique qui me semble la plus fondée. Sa conception du rêve présuppose un appareil psychique bien constitué, une pensée.
Bion s’est justement attaché à dégager les conditions d’émergence de cette pensée en étayage avec la capacité de rêverie de la mère. S’il s’appuie sur la notion freudienne de censure qui maintient fermement la séparation entre le conscient et l’inconscient, il montre aussi que cette séparation ne va pas de soi, qu’elle aussi représente un travail important. Et cette réflexion nous amène tout naturellement au rêve dans l’analyse dont je ne vous dirai qu’un mot. Celui de vous rappeler ce que disait Freud, à savoir que le rêve est fait pour celui à qui on le raconte et s’insère donc dans la relation transférentielle. Dans le processus psychanalytique, l’interprétation du rêve se fait à deux avec les associations de l’un et de l’autre, dans cet «espace transitionnel» décrit par Winnicott.
En conclusion, je pense avoir, au long de cet exposé, surtout insisté sur deux aspects qui me semblent importants dans la démarche psychanalytique et qui se trouvent bien illustrés par son approche du rêve. D’une part sa rigueur, d’autre part son ouverture.
Pour la rigueur, je m’appuierai sur les réflexions d’Henri Atlan qui me semble impartial puisqu’il n’est pas psychanalyste, mais professeur de biologie.
Dans son livre A tort ou à raison, il écrit:
«C’est pourtant chez Freud que nous avons trouvé une intuition de ce qui apparaît aujourd’hui comme les critères de scientificité d’une pratique de la recherche: la reproductibilité chaque fois que c’est possible, la porte ouverte à une réflexion future et surtout le renoncement à l’explication totale quelle qu’elle soit.»
Pour l’ouverture, je ne peux que citer Freud :
«Tous ceux qui sont familiers de mes écrits savent que je n’ai jamais présenté l’inachevé comme achevé et que je me suis toujours efforcé de transformer mes dires en fonction du progrès de mes connaissances.»
J’espère avoir pu vous faire sentir que cette rigueur comme cette ouverture sont toujours bien vivantes dans la pensée psychanalytique contemporaine.