GEORGE ORWELL

"La FERME DES ANIMAUX" et "1984"


par Charlotte Goëtz-Nothomb


© POLENORDGROUP

 
Avant d’interroger le destin des deux livres les plus connus d’Orwell, les fictions: La Ferme des animaux (Animal Farm) et 1984, nous devons rappeler quelques événements de sa vie privée. 
En 1944, sa femme Eileen et lui adoptent un petit garçon d’un mois qu’ils appellent Richard Horatio, mais en mars 1945, Eileen meurt lors d’une anesthésie. 
Au mois d’août, Orwell quitte Londres et se réfugie dans les îles Jura de l’archipel des Hébrides en Ecosse avec son fils et une nurse. Il y mène en quelque sorte la vie du dernier des hommes, conformément au titre qu’il avait donné à 1984. Déjà fort malade, il n’en commence pas moins, avec énergie, à écrire ce livre. Hospitalisation, retour dans l’île, reprise et fin de l’écriture de 1984. 
A l’été de 1949, Orwell épouse Sonia Brownell mais, alors qu’il se prépare à partir en Suisse en janvier 1950, il meurt soudain. Son petit garçon Richard sera éduqué par sa sœur cadette, Avril.
Avec ces deux derniers livres, des fables, Orwell essaye de jouer jusqu’au bout la carte de la «transmission» aux jeunes générations mais, en même temps, c’est ce côté fiction qui favorisera rejets et récupérations. En effet, George Orwell est souvent convoqué, célébré, parfois de façon abusive, à cause d’expressions qu’il a inventées comme le «novlangue» (newspeak) et surtout «Big Brother», repris dans nombre de discours médiatiques, mais pas dans le sens que leur donnait l’auteur. 

La Ferme des animaux
Cet ouvrage servira souvent, après la mort d’Orwell, de source d’inspiration, entre autres pour des films d’animation.
Au départ, il trouve difficilement un éditeur. Orwell a même envisagé de le publier à son compte. Ce qu’on ignore souvent, c’est qu’au moment de la première édition, la Russie soviétique n’a pas mauvaise presse, or Orwell oriente cette fiction-là contre le stalinisme dont, vous vous en souvenez, il avait eu à pâtir en Espagne et qu’il avait ensuite totalement rejeté. Orwell nous a transmis des informations sur le contexte, en lien avec un des éditeurs qui a refusé la publication après son contact avec le ministère de l’Information: 
«L'un de ces éditeurs avait commencé par accepter le livre, mais il préféra, avant de s'engager formellement, consulter le ministère de l'Information qui s'avère l'avoir mis en garde contre une telle publication ou, du moins, la lui avoir fortement déconseillée.»
 
Voici un extrait de la lettre de cet éditeur: 
«Je vous mentionne la réaction dont m'a fait part un fonctionnaire haut placé du ministère de l'Information quant à la publication d'Animal Farm. Je dois avouer que cet avis m'a fait sérieusement réfléchir [...] Je m'aperçois que la publication de ce livre serait à l'heure actuelle susceptible d'être tenue pour particulièrement mal avisée. Si cette fable avait pour cible les dictateurs en général et les dictatures dans leur ensemble, sa publication ne poserait aucun problème, mais elle s'inspire si étroitement de l'histoire de la Russie soviétique et de ses deux dictateurs qu'elle ne peut s'appliquer à aucune autre dictature. Autre chose: la fable perdrait de son caractère offensant si la caste dominante n'était pas représentée par les cochons. Je pense que ce choix des cochons pour incarner la caste dirigeante offensera inévitablement beaucoup de gens et, en particulier, ceux qui sont quelque peu susceptibles, comme le sont manifestement les Russes.»

Nous verrons comment la situation va complètement se retourner pour 1984, un retournement instructif pour tout qui se forme au registre du politique. 
Mais revenons au scénario d’Animal Farm.
 
Résumé: Après une série de procès coûteux et douteux, «La ferme du manoir» de Mr Jones sombre. C’est la crise. Jusque-là, simples spectateurs, les animaux, sous la direction de Sage l'Ancien, un vieux cochon respecté, fomentent une révolte et chassent le fermier. S’ensuit une réorganisation du lieu désormais dénommé «La ferme des animaux» avec de nouvelles règles, une nouvelle idéologie, «l’animalisme», des chants… Les cochons, considérés comme les plus intelligents des animaux, s'occupent d'organiser et de distribuer le travail. Mais les rivalités entre eux ne tardent pas à apparaître. Des mésententes se créent entre Napoléon et Boule de Neige, les deux cochons les plus influents. Boule de Neige disparaît. Napoléon devient le cochon despote. Et tout se révèle pire qu’avant.
Ce texte a une place particulière dans l’évolution littéraire et politique d’Orwell. Il écrit une fable, accessible à tous les publics, avec des animaux auxquels les humains peuvent s’identifier. Il ne fait pas que décrire les relations, les trahisons ou les prises de pouvoir des différents antagonistes; il s'efforce d'expliquer, de manière simple mais efficace, les enjeux économiques: le protectionnisme, les plans quinquennaux et la propagande (les pigeons voyageurs) [.…]
Il révèle aussi que cette façade masque des faits encore plus sinistres: le rationnement des uns, la goinfrerie des autres, le manque de liberté, les gardes armées, les massacres. 

Dans un texte intitulé Pourquoi j’écris, Orwell explique qu’outre le fait de laisser une trace après sa mort, de prendre du plaisir aux rencontres avec les sonorités de la langue, la densité d’une bonne prose, il veut tenter d’exprimer, pour les générations futures, les choses telles qu’elles sont, autant les beautés du monde que la vérité des faits. Et il précise: 
«Animal Farm est le premier livre, dans lequel j’ai essayé, en ayant pleinement conscience de ce que je faisais, de fusionner en un tout, un but artistique et le but politique.»

En 1949, Orwell doit entrer au sanatorium de Gloucester, au moment même où des négociations sont en cours pour la publication de 1984. Les controverses extérieures portent sur le chapitre appendice concernant le novlangue. Les Américains veulent le supprimer, ce qu’Orwell refuse, bien entendu. 
Qu’est-ce que le novlangue ? Orwell nous l’explique:

«… le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée. A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées ou oubliées.»

«… la supériorité des modernes sur les anciens, c’est d’avoir compris, une fois pour toutes, que la meilleure manière de prendre la parole, c’est de prendre le langage lui-même. A quoi bon chercher à convaincre en détail, en aval, quand on peut programmer en gros, à la source ?»

La conclusion d’Orwell est qu’en tuant le langage, c’est l’homme même qui est assassiné.

«Si vous êtes un homme, Winston, vous êtes le dernier. 
Votre espèce est détruite.»

Voici maintenant les grandes lignes de 1984:

L'histoire se passe en 1984 dans le bloc politique appelé Oceania qui «comprend les Amériques, les îles de l'Atlantique, y compris les îles Britanniques, l'Australie et le Sud de l'Afrique». 
Le personnage principal se nomme Winston Smith, employé au ministère de la Vérité. Son travail: corriger constamment les articles et rapports concernant la vie politique de l'Oceania, réécrire l’histoire pour être en conformité avec le Parti, créer des héros inexistants, supprimer ceux qui n’intéressent plus, parler des augmentations de production alors que les pénuries sont permanentes, etc. 
Un peu partout dans Londres, des affiches géantes montrent un homme d’environ 45 ans avec cette légende: «Big Brother vous regarde». 
Le ministère de la Vérité est un gigantesque immeuble pyramidal avec sur la façade, les trois slogans du parti: «La guerre c’est la paix», «La liberté c’est l’esclavage», «L’ignorance c’est la force». En plus du ministère de la Vérité qui s’occupe des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts, trois autres bâtiments similaires sont répartis dans Londres. 
Le ministère de la Paix s’occupe de la guerre, le ministère de l’Amour veille au respect de l’ordre et le ministère de l’Abondance est chargé des affaires économiques. 

Winston écrit un journal, où il relate divers événements, tout en sachant que ce simple exercice est déjà un crime, formuler des idées condamnant tôt ou tard à la mort. Dans son logement, il y a un «télécran» à travers lequel chacun peut être vu et entendu. Il diffuse ce qu’il faut penser, quand il faut marquer de la haine ou de la sympathie… Aux dernières nouvelles, l’Oceania vient de remporter une victoire contre l’Eurasia, laissant planer l’idée d’une fin de guerre, d’une fin de crise, lesquelles n’arrivent jamais.

Winston estime que l’espoir ne peut venir que d’une révolte des 85% de la population d’Oceania, dédaignés par le parti, plaqués derrière un grillage et auxquels il est seulement demandé de travailler et d’engendrer. 

Malheureusement, Winston estime qu’ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients, mais qu’ils ne deviendront conscients qu’après s’être révoltés.

Il y a aussi l’épisode d’un acte sexuel entre Winston et Julia. Immoral ! Heureusement Julia a une bonne réputation car elle travaille aux machines du Commissariat aux Romans et aussi au Pornosec, sous-section, chargée de produire de la pornographie à bon marché pour les prolétaires. 
Winston a encore des restes de pensée autonome, ce qui le rend triste et solitaire, car le premier devoir d’un membre du Parti est de pouvoir s’arrêter net au seuil d’une pensée dangereuse - «arrêtducrime» en novlangue. 

Un jour Winston et Julia sont suspectés puis arrêtés et mis en cellule. A coup de décharges électriques, on fait comprendre à Winston que s’il a une vérité différente de celle du Parti, c’est qu’il a des troubles mentaux, des hallucinations. Winston apprend que Julia l’a renié et s’est convertie. On le met alors en présence de rats, sa pire phobie, et c’est lui qui renie Julia. Quand il est relâché, Winston est devenu une épave. Il rencontre Julia par hasard, mais leur double trahison a brisé tout lien. 

A la fin, le télécran annonce une victoire capitale de l’Oceania sur ses ennemis. Winston va mieux car lui aussi a remporté la victoire contre lui-même: il aime Big Brother.

Finalement l’éditeur acceptera l’intégralité de l’œuvre qui, dès sa publication, connaîtra un grand succès. Le livre sort de presse en 1948, en pleine Guerre froide, bien après Yalta (février 1945) et les accolades entre Churchill, Roosevelt et Staline. Le Book of the Month Club américain met tout de suite 1984 au premier plan des parutions, le présentant favorablement comme «the» critique de la dictature soviétique, «la» fiction bienvenue contre cet Etat. 
Et l’ouvrage se vend à plus de 300.000 exemplaires, rien qu’aux Etats-Unis. 

Pétri d’indignation devant ce retournement et les recensions, Orwell exige immédiatement de son éditeur, Fred Wartburg, de faire une déclaration à la presse où il soit bien expliqué que le danger décrit dans 1984 avec Big Brother, l’auteur le place dans toutes les structures d’Etats, imposées sans contrôle aux communautés humaines, qu’elles soient dites «socialistes», «libérales», «démocratiques», «républicaines», «despotiques»…… 

C’est une fiction politique générale qu’il veut livrer, la projection d’une situation internationale qui le conduit à attaquer en général le concept d’Etat.

CONCLUSION DE LA REDACTRICE DE CE TEXTE

Mon intérêt pour Orwell s’est accru au fil des années. Plus ma lecture se faisait attentive, plus je rencontrais un homme honnête dans son être et conséquent dans ses actes. Ses textes envoient tous en filigrane à ses interrogations sur l’essence de l’homme. 

Pour lui, un véritable humain est un homme que le pouvoir indiffère mais qui se battra de plus en plus contre ceux qui, prenant le pouvoir, abîment voire détruisent ce qu’il nomme la «common decency». 

Ce qui fonde son pessimisme, exprimé dans 1984, c’est que nous sommes, pour le moment, impuissants à empêcher ces hommes-là, sans doute eux-mêmes misérables mais ne voulant pas le reconnaître, de nous associer à leurs décisions criminelles, irrationnelles et oppressantes qui nous font piétiner dans des problèmes de misère et de destruction évitables.
Il écrit aussi et je terminerai sur cette phrase: 
«Si un mouvement attirait – en masse – des hommes dotés de meilleurs cerveaux et d’un sens élaboré de cette «common decency», comportant surtout Justice et Liberté, beaucoup de personnages ne pourraient plus tenir le haut du pavé.»