Voyages en enfer ou dans les étoiles, équipées sur tous les continents, apparitions merveilleuses, tout cela est raconté avec une délectation certaine et de l’humour. Les villes, les paysages, les habitudes des habitants sont décrits avec joliesse et précision. Les exploits de Faust sont autant d’histoires drôles, ses questions sont bien balancées et ses réparties font mouche. La langue utilisée est simple, imagée et l’esthétique générale du livre, comparable sinon supérieure aux autres ouvrages du temps. Pour la saisir, arrêtons-nous un instant à Rome, où, soit dit en passant, le catholicisme est plutôt malmené.
«Puis il (Faust) alla à Rome […] Invisible, il vint aussi devant le palais du pape, où il vit quantité de serviteurs et de courtisans et tous les mets et viandes que l’on servait au pape, en telle surabondance que le Dr Faust dit alors à son Esprit : «Fi donc, pourquoi le Diable ne m’a-t-il pas fait pape, moi aussi !» Le Dr Faust y vit aussi toutes gens de son acabit, adonnés à effronterie, orgueil, superbe, présomption, goinfrerie, ivrognerie, lubricité, adultère et tout le train impie du pape et de sa racaille, si bien qu’il dit encore : «Je pensais être un pourceau ou un cochon du Diable. Mais il faudra qu’il me nourrisse encore assez longtemps, tandis que ces pourceaux romains sont déjà engraissés et mûrs pour être cuits et mis à la broche.»
L’auteur se pique aussi d’apporter des notions de géographie, d’histoire, voire d’étymologie.
«De Strasbourg, il (toujours Faust) alla à Bâle, en Suisse, où le Rhin coule par le mitan de la ville. Comme son Esprit le lui conta, cette ville tire son nom, dit-on, d’un basilic qui demeurait à cet endroit. Le mur d’enceinte est fait de briques et orné de douves profondes. Il y a aussi une vaste et fertile campagne, où l’on voit encore quantité de vieux édifices. Il y a aussi une université. Et de toutes les belles églises qui y sont, aucune ne lui plut davantage que celle des Chartreux.»
Après avoir suivi Faust à ses débuts, pendant ses études et son activité de médecin, l’auteur nous conte par le menu la première confrontation avec le diable, le pacte et les questionnements sans fin que Faust inflige à son mentor sur les fins premières et dernières. Séjour dans les airs, séjour aux Enfers… nous voici maintenant accueillis dans les cours princières, où notre docteur déploie ses talents de magicien. C’est la partie la plus aventureuse et la plus imaginative du récit. Faust avale des bottes de foin, plante des cornes sur la tête des chevaliers, se joue des distances, emprunte de l’argent aux Juifs, fait pousser en automne, les fruits de l’été et surtout, il fait apparaître devant nos yeux ébahis la femme mythique absolue, celle que tous les rois ont convoitée, la Belle Hélène. Et non seulement il la prend pour maîtresse, mais il lui fait un fils…
Pourtant la dernière heure approche. Toujours très organisé, Faust rédige son testament en faveur de son serviteur, Wagner. Et nous entrons alors seulement dans le registre des lamentations sur l’affreux sort qui l’attend et non, insistons-y, sur tout ce qu’il a vécu. Après une dernière exhortation aux étudiants, Faust subit sa punition, dont un Jérôme Bosch n’aurait pas désavoué le fantastique :
«Pendant la nuit, entre minuit et une heure du matin, la maison fut assaillie de tous côtés par un vent de tempête si violent qu’on eût dit qu’il allait tout renverser de fond en comble et démolir la demeure. Les étudiants ouïrent d’horribles sifflements stridents comme si la maison eût été pleine de serpents, vipères et autres reptiles venimeux.
Alors, la porte du Dr Faust s’ouvrit. Et il se mit à crier au secours et à l’assassin, mais d’une voix sourde et étouffée; et bientôt après on n’entendit plus rien. Quand le jour vint, les étudiants qui n’avaient pas dormi de la nuit, allèrent dans la chambre où était le Dr Faust. Mais ils ne trouvèrent point de Faust, et ne virent rien si ce n’est que la chambre était toute pleine de sang épandu. La cervelle était collée aux murs, car le Diable l’avait assommé en le lançant d’une paroi à l’autre. Par terre, il y avait ses yeux et quelques-unes de ses dents, ce qui était un spectacle affreux. Alors les étudiants se mirent à le plaindre et à le pleurer, et le cherchèrent partout. Ils finirent par le trouver dehors, gisant près du fumier, et il était horrible à voir, car sa tête et tous ses membres pendaient disloqués.»
Faust I, Faust II, Faust III
Le Faust-Buch est un succès de librairie. Comment s’étonner, dès lors, d’en trouver d’immédiats prolongements? D’abord, c’est Wagner, le serviteur, qui prolonge le récit, reproduisant, à peu de choses près, et dès 1593, les aventures de son maître. Et à partir de 1607, on assiste au «Retour de Faust». Un recueil de tours de magie est publié, basé, dit-on sur d’autres écrits du docteur et restitués par la plume d’un certain Johan de Luna, ancien disciple de Wagner. Ce D. Johan Fausten Gaukeltasche (Le Sac à malices du Docteur Johann Faust) n’a été retrouvé qu’en 1885. Mais un exemplaire publié chez Carol Sigemund Spiess (Spiess III!) en 1607, est présent à la Landesbibliothek de Stuttgart. Ces ouvrages, plus redites qu’innovations, continuent à amuser en raison des prouesses du personnage et à l’infinie consolation qu’elles apportent dans la monotonie de la vie. C’est qu’il peut tout faire, ce diable d’homme : prédire l’avenir, ouvrir les portes fermées, chasser la podagre, rendre amoureux, rendre invisible, donner un corps de fer, attraper à la main poissons et volatiles, vaincre ses ennemis… Qui hésiterait devant un tel programme? Sur ces points, mutatis mutandis, James Bond ne lui arrive pas à la cheville.
Faust en scène
C’est à l’Angleterre, terre d’élection du théâtre, que revient le mérite d’avoir porté le thème faustien à la scène. Le drame écrit par Christopher Marlowe (1564-1593) The Tragicall History of D.Faustus procède surtout de la tradition populaire. Avec une finesse inégalée, il en perçoit l’esprit, le développe et nous offre de cette légende-là, le plus beau des fleurons. Talentueux et possédant un réel tempérament dramatique, Marlowe est très jeune, lorsqu’il écrit son Faust. Certains le datent de 1593, année de la mort de l’auteur, d’autres avancent la réalisation en 1589. Pleine de vie, écrite dans cette langue verte et raffinée à laquelle nous a habitués le grand William, cette pièce nous fait amèrement regretter la disparition prématurée de Marlowe. Certaines scènes sont si impressionnantes, qu’elles ne s’oublient pas. Ainsi le monologue du début inspirera directement Goethe.
Aux études choisis. Sonde, pour commencer
La profondeur de celle où tu veux exceller…
(Faust passe en revue toutes les sciences, pour conclure :)
Oh! c’est un univers de joie et de profit,
D’honneur et de pouvoir, bien plus, d’omnipotence,
Que promet la Magie au chercheur studieux.
Tout ce qui se déplace entre les pôles fixes
A Faust obéira; l’empereur et le roi
Commandent seulement chacun dans son état;
Nul d’eux ne fend la nue ou déchaîne le vent
Son domaine à celui qui l’emporte en cet art
Aussi loin s’étendra que va l’esprit de l’homme.
Comme les personnages de Shakespeare, ce Faust du XVIe siècle n’use pas d’arguties pour exprimer ses désirs. Il est direct, vital, poétique, éloigné encore de la forte corrosion de la culpabilité, que ce soit pour exprimer son ambition ou pour chercher un refuge, à la fin de sa vie.
Montagnes, arrivez, venez tomber sur moi
Et dérobez ma tête au lourd courroux de Dieu !
Ah! vous me refusez!
Donc je veux follement m’enfoncer dans la terre :
Terre, ouvre-toi! Non, non, point d’asile pour moi!
Etoiles qui régniez à ma nativité,
Qui m’avez alloué l’enfer et le trépas,
Aspirez aujourd’hui Faust ainsi qu’un brouillard;
Aux flancs de cette nue en travail, cachez-moi;
Alors l’éruption de vos bouches fumeuses
Dans les airs projetant mes membres déchirés,
Mon âme ne pourra que monter vers le ciel.
Ces citations sont extraites de l’édition de 1947, faite à Paris : Les Belles Lettres.
La pièce connaît une belle carrière, si continue même que les directeurs de théâtre n’hésitent pas à lui faire subir de nombreux remaniements, ce qui complique singulièrement l’établissement du texte. Mais ces modifications sont aussi des signes de réussite et, dans le cas de Marlowe, on cite des auteurs comme William Birde ou Samuel Rowley qui arrondirent leurs fins de mois en «arrangeant» Faust.
Le théâtre anglais est donc le second facteur qui assure la pérennité de Faust entre le seizième et le dix-huitième siècle et nul plus que Marlowe ne contribua à sa diffusion. Son Faust n’a pas fini d’intriguer, et les analystes ne sont pas au bout de leurs peines, qui cherchent toujours le sens profond du texte.
Que veut ce Faust, cet homme seul ?
Un court article ne tranchera pas le débat, mais qu’il nous soit permis pourtant de ne lui trouver aucune médiocrité. Chez Marlowe, Faust met la barre très haut puis il assume son destin avec une sorte de conviction inébranlable qui force le respect.
Les plus beaux passages du texte concernent la science, l’amour et le désir de progresser. Qui l’en blâmerait?
Et pourtant, il meurt, abandonné de Dieu et des hommes. A-t-il mal interprété son destin de simple mortel? Ou préfigure-t-il un homme de l’avenir, historique? Mieux vaut laisser la question ouverte.
Pour le grand public allemand, la propagation de l’histoire de Faust ne s’explique pas seulement par l’édition ou le théâtre, dont l’essor est largement freiné par les réticences du clergé protestant.
C’est aux marionnettes, moins soumises à la censure, que revient le mérite de perpétuer la légende et de lui donner, dans un échange constant avec le public, une vitalité sans cesse stimulée par de nouvelles trouvailles : improvisations, nouvelles questions, intermèdes comiques ou morbides, apparitions fantastiques…
Des textes pour marionnettes ont été rassemblés et publiés en langue allemande chez des éditeurs comme Karl Simrock, Johann Scheible, Karl Engel… Ils reprennent souvent les mêmes épisodes, avec bon nombre de variations : un prologue en enfer où apparaît Pluton; une première scène où Faust réfléchit sur son état et l’état du monde, exprime ses désirs et pèse l’intérêt de la Magie (blanche et noire); une scène de choix du diable, où les critères de sélection peuvent varier mais aboutissent toujours à l’élection de Méphistophélès; une scène de pacte, nécessairement scellé dans le sang; une ou plusieurs scènes où Faust réalise prodige sur prodige, du plus drôle au plus macabre; une scène voluptueuse centrée sur les délices et les jouissances de la vie; une scène où Faust et son acolyte se livrent à la frénésie, rencontrant furies et sorcières…, et enfin une scène de punition spectaculaire souvent assortie d’une descente aux Enfers. Pour la plus grande joie des spectateurs, une multitude de personnages fabuleux sont introduits en cours d’action, tels Charlemagne, la belle Hélène, la duchesse de Parme, Samson, le roi Salomon, l’empereur Charles-Quint, etc.
Goethe confesse qu’enfant, c’est sous cette forme particulière, si bien adaptée au caractère de la légende, qu’il entra en contact avec elle.
Dans ses Mémoires, il confie:
«L’idée de cette pièce de marionnettes retentissait et bourdonnait en moi sur tous les tons; je portais en tous lieux ce sujet avec bien d’autres, et j’en faisais mes délices dans mes heures solitaires, sans toutefois en rien écrire.»
Aucune des expressions de la légende de Faust ne peut donc laisser indifférent, c’est leur multiplicité même qui en fait l’originalité, dans une sphère de diffusion, géographiquement et socialement impressionnante. Mais en réalité, sous couvert d’une fable qui peut être drôle et fascinante, c’est bien un drame qui nous est raconté, et chez Marlowe en particulier, il est très perceptible. Contrairement à tout ce qui a pu être avancé sur l’épanouissement de l’homme dans les époques récentes, la fable de Faust pourrait aussi apparaître comme prémonitoire de la dissolution des forces vives de l’homme sous l’emprise d’une certaine «modernité».
Quoi qu’il fasse pour se dépasser, et le diable sait que les histoires faustiennes des XVIe et XVIIe siècles regorgent de trouvailles car l’homme est inventif, l’individu sera damné. Le voici ainsi amené à déléguer ses pouvoirs et à se replier sur lui-même.
Un tel décryptage, moins réjouissant il est vrai, peut avoir un mérite : celui d’attaquer de front la culpabilisation et l’infantilisation que les Faust contemporains ont souvent pour cortège et qui risquent de faire oublier la virilité et la vitalité de leurs ancêtres.
Notes
[1] Ellinger Georg, «Zu den Quellen des Faustbuchs von 1587», Zeitschrift für vergleichende Literaturgeschichte, Berlin, 1887-1888.
[2] Szamatolski Siegfried, «Zu den Quellen des altesten Faustbuches», Vierteljahresschrift für Literatur geschichten, Weimar, 1888.
[3] Zarncke Friedrich, «Johann Spiess, der Herausgeber des Faust-Buch, und sein Verlag», Kleine Schriften, Leipzig, 1897.